Critique du volume manga 1cg71
Publiée le Lundi, 24 Février 2025 631j5n
En terme de manga féminin, Tomoko Yamashita est sûrement l'une des autrices les plus essentielles de ces quinze dernières années. Découverte en un peu sur le tard, depuis 2021-2022 via les deux plus longues séries de sa carrière Entre les lignes (aux éditions Kana) et The Night beyond the Tricornered Window (aux éditions Taifu Comics), elle y a démontré une qualité d'écriture folle, en sachant parfaitement sonder nombre de sujets autour de l'humain et de la société contemporaine. A l'heure où les éditions Akata ont récemment proposé en exclusivité numérique son histoire courte Voulez-vous manger avec moi ?, ce sont aussi les éditions naBan qui, depuis quelques mois, ont entrepris, pour notre plus grand plaisir, de faire encore mieux connaître l'importante bibliographie de cette mangaka. Et ainsi, après la publication en fin d'année dernière du très bon one-shot HER - Portraits de femmes, en ce mois de février c'est l'une des oeuvres les plus réputées de l'autrice qui est lancée dans notre langue: L'éveil de Hibari. De son son nom original "Hibari no Asa", cette courte série en deux volumes a initialement vu le jour au Japon entre 2011 et 2013 dans l'excellent magazine Feel Young des éditions Shôdensha, un magazine réputé pour ses mangas matures et réalistes essentiellement à destination d'un public féminin, parmi lesquels on pourrait notamment citer plusieurs titres de Moyoco Anno, de Mari Okazaki, d'Ebine Yamaji ou encore de Haruka Kawachi, soit quelques-unes des autrices parmi les plus représentatives du genre. L'histoire nous immisce auprès de Hibari Teshima, une simple collégienne de 14 ans... ou, plutôt, nous invite surtout, sur ce premier volume, à voir comment son entourage la perçoit. Il faut dire que l'adolescente, bien malgré elle, semble ne laisser personne indifférent, principalement à cause de sa maturité précoce sur le plan physique. D'apparence réservée, elle attire pourtant largement les regards, de par son physique en pleine transformation due à la puberté: son gain de féminité, de sensualité et de formes ne cesse plus de faire naître autour d'elles toutes sortes de choses... pour son plus grand malheur. Chaque chapitre, ou presque, nous propose alors de suivre la vision que les différents proches de Hibari se font d'elle, et dans chaque cas le constat apparaît accablant. Chez les hommes, certains ressentent un côté protecteur primaire envers elle, quand d'autres l'imaginent comme une allumeuse ou une fille facile au vu de son physique, voire pensent ressentir de l'amour envers elle sans la connaître ou ont toutes sortes de fantasmes ou de comportements malsains à son égard. Chez les filles, quand elle ne suscite pas des jalousies pour diverses raisons, elle devient la cible de toutes sortes de rumeurs, et est victime des mauvaises pensées de certaines camarades se faisant pourtant er pour de gentilles personnes attentionnées. Et au fil de ces différents portraits, la mangaka tisse déjà une toile impressionnante. Cette forte impression, on la doit notamment à l'habituelle qualité de l'autrice en termes de construction narrative et d'écriture: multipliant les points de vue autour de Hibari, Tomoko Yamashita les renforce en jouant sur une narration non-linéaire, à base de différents sauts dans le temps, nous invitant régulièrement à revoir certains ages depuis le point de vue d'autres personnages pour nous inviter toujours plus à les décortiquer et nous montrer que le premier abord n'est pas forcément le bon. On pourrait prendre l'exemple de Michika, camarade de classe populaire et que tout le monde voit comme une personne gentille et avenante, alors que ses pensées sont tout autres. On pourrait également souligner le cas de Tomiko, dont la relation avec Kan semble solide et qui, pourtant, n'a jamais cessé de ressentir envers son physique peu féminin un complexe qui se réveille encore en découvrant Hibari. Mais c'est évidemment Hibari elle-même qui frappe dans tout ce qu'elle véhicule: alors qu'on la jalouse, qu'on la désire ou qu'on la juge sur la base de son physique ou de sa façon d'être a priori réservée voire "simplette", personne ne cherche spécialement à la connaître et à comprendre pourquoi elle est comme ça. Et c'est ainsi que, petit à petit, au gré de ce qu'elle peut parfois oser dire aux autres (et que ceux-ci vont mal interpréter sans chercher à vraiment comprendre), on va déjà entrevoir certaines choses terribles sur elle, comme son idée de mourir dont elle parle à l'odieux Kento, l'absence de considération réelle de sa mère, ou ce qu'elle dit à Michika au sujet de son père. Le tout, avant que le dernier chapitre du tome ne nous place enfin depuis son point de vue, pour un bilan assez terrible et ne manquant pas d'impact. On sent alors chez Hibari, jeune fille ne trouvant finalement nulle part le refuge ou les alliés dont elle aurait besoin, un cri intérieur. Un cri de détresse, mais sans doute aussi un cri de colère pour l'instant contenu mais que l'on ne demande qu'à voir s'éveiller, pour reprendre le titre de la série. Et ce que l'on voit d'elle et de son entourage ne cesse alors pas d'interpeler avec force sur un paquet de sujets, principalement autour de la condition féminine bien sûr (d'autant que certaines scènes-choc sont très éprouvantes, ne serait-ce que la scène avec Michika dans le transport en commun, ou simplement la toute première page qui installe immédiatement un malaise), mais aussi autour des apparences, du rapport au corps, du mal que peuvent faire les rumeurs, de l'indifférence... Fidèle à sa réputation, L'éveil de Hibari se pose alors déjà, sur cette première moitié, comme le manga féministe profond, troublant et accablant que l'on attendait, et sans doute comme l'un des meilleurs représentants du genre depuis ces quinze dernières années. Pour ça, il faut dire que la justesse d'écriture et l'intelligence narrative de Tomoko Yamashita ne cessent de montrer leur efficacité pour nous secouer et pour aborder les sujets avec profondeur et impact. Une grande série dans sa catégorie, dont on attendra impatiemment le deuxième et dernier tome. Enfin, au niveau de l'édition, il y a de quoi être réjoui par le travail effectué, le copie étant excellente: la jaquette reste proche de l'originale nippone, le logo-titre de Florent Faguet est sobre et propre, la traduction de David Pollet retranscrit très bien les nombreuses subtilités de l'écriture de Tomoko Yamashita, le lettrage d'Elsa Pecqueur est soigné, et le papier à la fois souple et épais permet une très bonne qualité d'impression malgré une légère translucidité. 5v5h6k